Rien ne coule de source...

[Invité]

Il faut parfois si peu pour que le regard change…Que je croise celui de moun gardian, au point de ne jamais l'oublier, et qu'il finisse par devenir mon mari, ça ne coulait pas de source. Parce que, dans notre Provence, les sources, il faut les chercher. Et où elles se cachent le mieux...C'est sous nos yeux !

Je le connaissais de longtemps, le baile-gardian de mon oncle. Je le saluais d'un « Moussu Aurenti » et lui me répondait « Misé Maria » (Melle ....). Il avait la réputation d'être fin galéjeur (il l’est toujours)...et un peu pistachié aussi (cavaleur, il l’est moins), encore que cachous (discret), ce que beaucoup n’étaient pas. Je montais à cheval, bien sûr, mais pas à sa convenance. Un jour, pour me pigner, il a dit devant les autres gardian "Anas a tria eme li gardian, damisèlo ?" (Vous venez trier avec nous, demoiselle?) " Trier quoi ? La bouvine, pardi ! J'ai cru qu'il plaisantait, mais pas du tout. « A moins que vous veuillez trier des perles ? Mieux dans vos capacités, sans doute ? » Le regard ironique qui accompagnait cette gracieuseté m’a enrabia ! Piquée, je l'ai mis au défi de m'apprendre. Il l'a fait. J'ai appris à trier li biou…et à disperser mes pensées. Parce qu'il n'y a pas que moun chivau qui a commencé à galoper...

Pour lui plaire ( encore que je n’aurais jamais voulu l'admettre), j'ai appris à trier, je suis restée à cheval au point d'avoir mal à des muscles dont avant je ne soupçonnais même pas l'existence...J'ai accepté parfois de partager le pastis avec les gardians, moi qui l'ai en horreur (depuis, je le lui ai avoué, Dieu merci !), il arrivait qu’au cours de la discussion, sa botte touche la mienne, et je risquais la crampe plutôt que de bouger...Mais j'en étais pas amoureuse. Je me le répétais pour bien m'en persuader. Il m’en donnait d’ailleurs aucune raison. Il était gentil, sans plus, comme avec mes cousines. Sauf qu'il me réservait cette fâcheuse habitude de se moquer de moi, de cueillir mon chapeau d'une claque bien lancée...De me demander s'il ferait pas mieux de passer le surfaix** par-dessus moi pour bien m'assurer....Li gardian riaient. Je sentais mon oeil noircir, je lui en voulais, je le détestais....Ou plutôt j’avais déjà de lui un brave pensamor ! Finalement, j’étais pas très fixée sur le sujet. Mais quand il partait garder, le mas me semblait vide. Je me racontais que je me languissais de ses leçons...mais je me languissais de lui. J’avais fini par le savoir par cœur, la mèche de cheveux qui barrait sans cesse son front…La marque blanche sur son avant-bras, souvenir d’une ferrade…Ses yeux qui se plissaient, sa façon d’éclater de rire…Je devinais son humeur rien qu’à voir comment il portait son chapeau…Mais il m’intéressait pas plus qu’un autre, Dieu garde !

Il avait pris l'habitude de me faire travailler à cheval, « Plus facile de débourrer les pouliches que celles qui les montent ! » était son expression désabusée. Je me rendais compte que son attention comptait pour moi. J'aimais même cet instant où il prenait un air excédé pour me dire "Et alors, pas encore en selle ? Faut-il que je vous y mette moi-même, ou vous savez encore de quel côté on monte ?" J'avais bien envie de dire que je savais plus, histoire de voir ce qu'il ferait. Mais j'ai jamais osé. Puis un jour où nous nous trouvions seuls -ô miracle- en rase campagne, j'ai aperçu un des biou qui avait particulièrement mauvaise réputation. Lui, il l'avait pas remarqué, j'ai crié " Francés ! Avisas !" (François, prenez garde!) Depuis le temps que je l'appelais comme ça au fond de moi, je devais bien finir par me trahir un jour....Il a aussitôt retenu son cheval, m'a envoyé un grand coup de chapeau en clignant de l'oeil "Noun cregnes, Miéto ! Gramaci..." (N'ayez pas peur, (diminutif de Maria, extrêmement familier), merci!) J'avais l'excuse de l'émotion pour avoir employé son prénom, mais il a pas tardé à me faire comprendre qu'il était pas dupe "Dites, c'est gentil de m'avoir appelé Francés...Encore que je sais bien que c'était pas voulu…Dans l'urgence, n’est-ce pas... Moussu Aurenti....Trop long : j'aurais été sur lou biou… Faut pas vous dévarier pour si peu… J’oublierai vite cette petite familiarité…Et vous aussi !" J'en aurais pleuré. Et j'aurais pu lui tordre le cou ! Avec le recul, il me semble peu probable qu’il ait pas aperçu le bramaïre, lui qui avait l’expérience et était attentif à tout…Je suis même sûre qu’il l’avait vu. Mais il l’avouera jamais. Néanmoins, il est resté « Francés ». Mais moi, pas "Miéto". Il m'appelait "la cigale " (d’où mon pseudo) parce que je chantais tout le temps. Et ça ne ratait pas "Dites, ma belle...J'aime bien les cigales...Mais surtout les autres ! Parce qu'elles, quauro la niue devala (quand la nuit tombe), au moins elles se taisent..."

Et puis il y a eu la fête, la ferrade pour le marquage des anoubles (les taureaux d'un an), Tout lou pais d'alentour là était là, à commencer par les chato (dont moi et mes cousines) occupées à reluquer les gardianoun. Encore que je regardais pas les gardianoun, celui que je regardais avait depuis longtemps passé l'âge d'en être un. Et c'est précisément l'erreur d'un gardianoun, bousculant le cheval de Francés qui a fait qu’il a descavala ! Sans dommage. Il a sauté sur ses pieds immédiatement. Mais je me suis levée de mon banc, pâle comme si j'avais vu la Bête du Vaccarès, avec un « Ha ! » d'angoisse que j'ai même pas essayé de le cacher... Francés a récupéré soun chivau (déjà un "Boumian") et est venu se placer sous mon nez "Dites donc...Noun de patelun, hein ! (pas de simagrées)...Vous connaissez rien di gardian, ma belle : s'il en fallait si peu pour en venir à bout, ça se saurait !" Je suis devenue rouge comme une pomme d’amour. Rires étouffés des sales chipies qui m'entouraient... J'étais furieuse ! Je suis allée le rejoindre près des bouvau (enclos), bien décidée à lui dire ce que j'en pensais.

Il m'en a pas laissé le temps. Il m'a attrapée aux épaules et m'a aboyé au visage "Je me répète : vous connaissez rien di gardian ! Mais si vous voulez en apprendre, il faut vous adresser au vieil olivier près du crousiero (carrefour) des Aludes. A vespro, il vous en racontera, lui, des histoires de gardian...Si vous lui demandez gentiment, encore que c'est pas votre fort !" Il a envoyé son chapeau en arrière, d'un mouvement qui lui était familier, a fait voler le mien d'un revers de la main et il m'a plantée là.

Les femmes sont curieuses, paraît-il. J'ai pas failli à cette réputation et le soir, je suis ressortie en douce. Je suis allée voir le vieil olivier. Mais j'ai pas eu le temps de lui demander, même gentiment, de me conter ses histoires de gardian. Parce que ce soir là, il était pas seul, le vieil olivier. Et de toutes façons, cette histoire-là, il la connaissait pas encore. Vu qu'elle commençait sous ses branches....

** Le surfaix, c'est une sangle qui se passe autour du cheval et de la selle, comme ça il est impossible que le harnachement bouge, très important vu les changements de direction rapides qu’on impose au cheval quand on trie.

[Annick]

Alors, Cigale, raconte encore, que s'est-il passé sous le vieil olivier ?

Tu racontes bien.

[manany]

c'est pourtant bon le pastis........
une belle histoire j'attend ausi la suite ......

[Eglantine]

Bonjour Cigale

Un régal ce récit

Félicitations.. Comme tu écris bien....

moi aussi j'attends la suite de cette belle histoire...vraie
de la cigale et son grillon - pardon, son gardian ;)

[Invité]

Il s'est passé...ce qui devait se passer logiquement : il m'a embrassée pour la première fois. Et non, rien de plus. Il m'a dit que s'il me plaisantait si souvent, c'était parce qu'il ne pensait pas que rien soit possible, qu'il avait eu peur que je lui rie au nez s'il me parlait, vu que j'avais 23 ans...et lui juste le double. Il m'avait connue que j'arrivais juste à ses étriers (et ils ne sont pas très grands, les Camargues). Qu'il se racontait qu'il aurait pu être mon père, que c'était pour ça que quand un de ses hommes en faisait un peu trop, il l'envoyait garder à l'autre bout du domaine...Mais que quand on était ensemble, ce n'était pas vraiment des idées de père qui lui venaient et qu'il n'en était pas très fier. Et c'est cette nuit-là que je l'ai appelé pour la première fois comme je le fais toujours depuis : "moun gardian".

Ca tombait bien, je n'avais aucune envie d'être sa fille, même en pensées. Nous avons continué comme avant, parce que les premiers moments, on a envie de les garder pour soi. Il continuait à me secouer comme il le faisait toujours...Mais je savais qu'il ne pensait pas les piques qu'il m'envoyait. Ses hommes ne le reconnaissaient pas, il l'a dit lui même "Mes gaillards ne reconnaissaient plus leur baile...Presque trois jours sans em...bêter mes gardian (il n'a pas vraiment dit ça, c'était un peu plus percutant, j'ai édulcoré)" Mais ils n'ont pas tardé à le reconnaître. Parce que le premier qui m'a approchée d'un peu trop près, il a cru sa dernière heure arrivée ! Ils auraient bien dû penser qu'il n'avait quand même pas changé à ce point-là...

Mais on ne peut pas se cacher éternellement. Ca a bien fini par se savoir...Je ne vais pas aller jusqu'à dire que ça a ravi tout le monde. Mais enfin...On a fini par accepter que nous soyions "calignaïre", et pendant 5 ans, nous avons été heureux ensemble. Parce que tout le monde s'attendait à ce que ça ne dure pas, avec la solide réputation de pistachié qu'il traînait depuis son divorce. Marié à une touriste, qui avait eu le coup de foudre, à qui il avait fallu un mariage et un enfant pour s'apercevoir qu'elle ne supportait pas la Camargue, les gardian en général et un en particulier, et pas même le joli cadeau qu'il lui avait fait (Pascal, mon beau-fils)...Pascal n'avait pas trois ans qu'elle est retournée dans sa Bourgogne et on ne l'a pas revue. Je mentirais si je disais que ça m'a fait peine, sauf pour le minot. Tous attendaient gentiment que ça nous passe. Mais ça ne nous a pas passé !

Et quand (enfin) nous avons parlé mariage, ah misère ! Toute la sainte famille s'est dressée avec une vertueuse indignation : la différence d'âge, le baile-gardian (régisseur) et la nèço dou pelot (la nièce du manadier), je ne serais qu'une de plus à sa collection (ça ne regardait que moi) et patin-couffin...Ca ne nous a pas découragés pour autant. Mon oncle ne le lâchait plus, et mon Papet nous surveillait comme des perdreaux à l'espère. Mais on se retrouvait toujours. Les obstacles, ça n'a jamais empêché personne de s'aimer. Au contraire. Puis je suis retournée en Belgique. Je lui ai laissé mon adresse, la nouvelle puisque j'avais décidé de vivre seule. On ne la lui a pas donnée. Ses lettres sont arrivées chez mes parents et on ne me les a jamais données non plus. Après, ils ont eu beau jeu "Vous voyez bien qu'il n'essaie même pas de savoir ce que vous devenez...Déjà oubliée...Et sûrement déjà remplacée...." J'ai accepté le fait, mais je n'ai jamais cru le mal qu'on en disait.

De son côté, mon Papet était allé lui mettre les points sur les i "La petite, elle a compris, elle ne veut plus de toi, elle est raisonnable et tu feras pareil..." Nous étions majeurs et vaccinés, on peut penser que nous aurions pu passer outre. Mais non, chez nous, on écoute les anciens et c'est ce qu'il a fait.

Je ne l'ai revu qu'une fois, quand nous avons confié le Papet à la terre de Provence. Au cimetière, il était là, mais il ne m'a même pas regardée. Il m'a serré la main comme aux autres et il est parti tout de suite.

Puis pendant 20 ans, nous nous sommes perdus. J'ai été mariée. Deux fois. La première fois a été un cauchemar. La deuxième...Je ne peux rien reprocher à mon mari, il était gentil, mais...il n'était pas "lui". Il ne s'est pas passé un jour, encore moins une nuit sans que ce soit moun gardian que j'aie devant les yeux. Et encore plus dans le coeur. Je vivais normalement, en apparence. Mais je n'ai jamais fait le deuil de ce premier amour.

Puis un jour, le téléphone a sonné. Et j'ai failli m'évanouir "Coume vau, moun bello ?" C'était lui. Un de mes cousins (pourquoi?) lui avait donné mon n° de téléphone. Nous avons parlé, parlé, parlé...en français, en provençal. Et il me rappelait de temps en temps.

Nous nous sommes revus. La première fois, je venais de perdre deux amis coup sur coup. J'ai eu peur que selon la loi des séries...Je voulais le revoir, je n'aurais pas supporté. Je suis partie en Camargue, comme on s'enfuit, sur un coup de tête et j'ai débarqué chez lui, qui n'en revenait pas. Une seule journée, mais qui m'a paru une éternité en comparaison des années passées.

La seconde fois, c'était chez nous. Ma ville est jumelée avec Arles, il est venu avec la délégation arlésienne. Mon mari nous a vus ensemble et il a compris, nous étions encore trop proches, ça sautait aux yeux que nous n'étions pas indifférents. Lui- même me l'a dit "Je vous aime encore, et vous en avez autant à mon usage, même si vous ne voudrez jamais l'admettre, testardo comme vous l'êtes...Nous ne devons pas être seuls...Nous valons mieux que ça et votre mari aussi..." Nous avons essayé honnêtement de n'être que des amis, mais nous avons très vite réalisé que nous ne pourrions jamais. Il ne s'est rien passé, et il est reparti. Mais peu après, mon mari a remis sur le tapis son idée de retourner dans son pays. Avec moi, et ma fille qu'il considérait comme la sienne. Il savait que je ne le suivrais pas, j'ai trop souffert d'être déracinée de ma Provence, je n'aurais jamais fait ça à ma fille (sa plus grande crainte). Il est reparti seul. mais avant il avait fait annuler notre mariage (mon mari était indien et nous étions mariés selon le rite sikh uniquement).

J'étais libre à nouveau. Lui l'était encore, "Je ne vous dirai pas que j'ai vécu comme un ermite, vous ne me croiriez pas. Mais il n'y en a pas eu beaucoup, et je n'ai voulu en garder aucune. Elles n'y étaient pour rien mais..." Je comprenais très bien. J'étais pareille.

Puis il a débarqué impromptu, un soir. Comme je l'avais fait. Nous avons parlé, comme autrefois, je lui ai rejoué les vieux airs provençaux qu'il aimait. Et de fil en aiguille...nous avons recousu le passé au présent. Il hésitait un peu, parce qu'il était encore moins jeune qu'avant. Mais pour moi, il était resté moun gardian, le même nombre d'annés nous séparait et ça m'était toujours égal. On a remis sur le tapis le mot qui avait mis le feu aux poudres jadis : mariage... Il a tout de suite dit "Noun abrivan !" (ne précipitons rien) Mais ça n'a pas duré, nous n'avions plus autant de temps qu'autrefois, attendre n'aurait rien changé. ma fille a pris la chose avec philosophie "Si tu l'aimes encore, faudra bien faire avec..."

Et nous l'avons fait : plus de 20 ans après, je suis devenue enfin l'épouse de moun gardian.

[manany]

j'ai tout lu avec delice quelle belle histoire l'amour est plus fort que tout ..et c'etais le destin de vous réunir a nouveau .......

[Eglantine]

Merci cigale pour le partage de cette tranche de ta vie.

Comme dans les contes de fée.

Ils se marièrent et furent heureux.

[Annick]

Quelle belle histoire, Cigale.
Et tu racontes si bien.

Voilà de belles années de bonheur devant vous.

[Z06]

je te souhaite ainsi qu'a ton "gardian".........tout .le bonheur que vous avez cherché

@+

[Invité]

C'est une très belle histoire, bien racontée et en plus qui se finit bien.
Merci pour le partage et bravo Cigale

[Invité]

Gramaci pour votre gentillesse.

Ils se marièrent et furent heureux.

On pourrait ajouter "...Et ils eurent beaucoup de chamaïo à la provençale !" Parce qu'il ne se passe pas une journée sans nous accrocher, notre manière de se dire qu'on s'aime.

Dans le style "L'huile d'olive, dans l'estagnon...Vous savez toujours ce que c'est, "un estagnon" ? Parce que dans le Nord, on ne doit pas user souvent de ce mot-là..." (Ca c'était chez lui) Et la riposte n'a pas traîné : "Vous inquiétez pas : je sais toujours ce que c'est. Notez que dans le Nord, on n'emploie jamais le mot répépiaïre (radoteur) et je sais toujours ce que c'est !" Et nous n'étions pas mariés !

Mais ça ne finira qu'avec nous....

[hulotte]

C'est très beau ton récit Cigale merci et je vous souhaite encote une longue route remplie de bonheur

[j.r.garou]

Je relis ici moult péripéties contées avec esprit, maestria et humour
Je reste dans mon 50/50 entre A Daudet et M Pagnol !
Histoire parmi leurs histoires et aussi vraie...


999 Jan

[Invité]

C'est toujours un vrai plaisir ! la cigale chante à merveille! 999

[Invité]

Oui, elle chante toujours. Pas facile de la faire taire. Il n'y en a qu'un qui y arrive... ;)

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